Claude Blin est un peintre du mouvement, un gestuel. Ses œuvres, réalisées entre 1986 et 1991, en témoignent avec éloquence.

Claude Blin explique qu’à son retour de Bali, parmi ses souvenirs les plus vifs, il laisse remonter celui des crémations: «le Balinais n’est vraiment libéré de ses chaînes que lorsque ses restes sont brûlés.» L’artiste cerne, et surtout transpose, ce genre de scène avec quelques lignes qui délimitent des plans saisis dans leur chute. Il donne l’illusion du mouvement par un jeu de superpositions et de juxtapositions des formes dont les couleurs sombres s’estompent aux extrémités pour disparaître dans le fond de la feuille ou de la toile. On a tantôt la sensation d’un équilibre précaire et tantôt la surprise de voir l’effet d’un équihbre rompu : charpente qui cède à quelque poids, édifice qui vacille. On assiste à l’inéluctable événement en se sentant «forcé» d’imaginer et la suite et l’origine.

Je ne voyais que des jambes, des dizaines de jambes d’enfants, cuivrées, qui sortaient de shorts où dominaient les différents bleus sur quelques tons de blanc cassé. Ils n’étaient pas neufs et les chemisettes non plus. Mais ils semblaient bien ne pas avoir été encore reportés depuis la dernière lessive. Je ne voyais pas les têtes, toutes courbées. Les gamins piétinaient les cendres d’où s’élevaient encore des fumeroles. Certains tenaient dans leur main un morceau de bois, d’autres, de métal, et grattaient les débris chauds. Le groupe s’activait dans une atmosphère bleuâtre, diaphane, presqu’une vapeur. Les pieds n’étaient pas tous protégés par des sandales en plastique. Le pourtour du pied, les orteils et la cheville restaient continuellement menacés de rencontrer inopinément un brandon plus actif qu’il ne paraissait. La lumière était encore très vive en ce début d’après-midi.

Les enfants, serrés corps contre corps comme des moutons, déchiraient le sol de leurs ombres et je devais deviner ce qu’ils étaient en train de chercher. Parfois, l’un d’eux se baissait rapidement, repliait un coude et empochait l’objet de sa recherche. De temps en temps, une tête se relevait juste ce qu’il faut pour reprendre le souffle. Les cheveux étaient si noirs qu’ils en paraissaient bleus, les visages étaient sérieux, comme il convient lorsqu’on s’adonne tout entier à une tâche importante. Tout ce qui avait quelque valeur et avait été rassemblé à cet endroit pour être saisi par les flammes du bûcher se trouvait dans ces quelque six mètres carrés où grouillaient maintenant ces enfants.

Le feu pouvait faire éclater les poteries, réduire les tissus, détruire la nourriture, changer en cendres tous les ossements déposés dans le drap blanc, il laissait entières les pièces de monnaie chinoise percées de leur trou, ces porte-bonheur qui pourraient encore libérer leurs forces au bénéfice des prochains villageois, qui sont là dans la foule, le jour où il sera décidé qu’ils sont assez nombreux en terre pour quitter maintenant selon les convenances le monde terrestre pour celui des esprits.

Claude Blin